Imourana Alassane-Kpembi, professeur adjoint au Département de biomédecine vétérinaire à la Faculté de médecine vétérinaire de l’Université de Montréal, nourrit une véritable passion pour l’univers des mycotoxines et consacre ses travaux de recherche à leur impact sur la santé.
Les mycotoxines représentent une problématique complexe qui nécessite une approche intégrée dans une perspective Une seule santé, car elles impactent à la fois la santé animale, humaine et environnementale. Les mycotoxines sont produites par les moisissures qui colonisent les plantes, comme le blé, l’orge ou le maïs. Ces toxines naturelles persistent même après la disparition des champignons et prolifèrent sous l’effet des changements climatiques. Par exemple, Fusarium graminearum, une moisissure courante sur le blé, produit une mycotoxine appelée déoxynivalénol, qui peut se retrouver dans le grain utilisé en boulangerie. Puisque les mycotoxines résistent aux températures élevées, la cuisson du pain ne permet pas de neutraliser le déoxynivalénol. « C’est une particularité des mycotoxines. Une toxine produite par des microbes est généralement de nature protéique. Ainsi, lorsque chauffée, elle est dénaturée et sans danger, contrairement aux mycotoxines », explique le Dr Alassane-Kpembi. En contaminant les récoltes consommées par les animaux et les humains, les mycotoxines posent des risques pour la santé. « C’est tout l’écosystème qui est affecté, du végétal, à l’animal, jusqu’à l’humain, avec les changements climatiques comme point de départ », résume-t-il.
Environ 300 mycotoxines ont été répertoriées à ce jour. « Les progrès réalisés en sciences analytiques nous permettent désormais d’identifier de nouveaux composés, jusqu’ici inconnus, produits par les moisissures », explique-t-il. Parmi les mycotoxines identifiées à l’échelle mondiale, seules six sont réglementées (aflatoxine, ochratoxine A, patuline, fumonisine, zéaralénone et nivalénol/déoxynivalénol). Les autres, récemment découvertes et qualifiées de mycotoxines « émergentes », sont encore peu documentées, notamment en ce qui concerne leur toxicité.
Les mycotoxines étaient autrefois classées en deux catégories : celles des pays chauds et celles des pays froids. « Ces frontières ont cependant disparu », souligne-t-il. Les denrées alimentaires voyagent à travers le monde et le réchauffement climatique favorise l’apparition de moisissures typiques des pays chauds vers les pays froids. Par exemple, une étude a évalué l'aptitude des terres en Europe à la culture du maïs, ainsi que la probabilité de contamination par les aflatoxines. Elle a comparé le climat actuel avec les prévisions climatiques pour 2050, en combinant un modèle d'utilisation des terres et un modèle de prédiction des contaminations par les mycotoxines. L’étude a conclu qu’en 2050, la fréquence de la contamination par les aflatoxines devrait augmenter considérablement, notamment en Europe centrale et méridionale. Environ la moitié des régions propices à la culture du maïs présenteraient une probabilité moyenne à élevée de contamination, et les zones permettant de cultiver du maïs en toute sécurité, destiné à la consommation humaine, se déplaceraient du sud vers le nord de l’Europe.
Diverses stratégies peuvent être mises en place pour limiter la présence des mycotoxines dans les denrées alimentaires, notamment en contrôlant les conditions de stockage. « Si le blé est déjà contaminé au champ et que les conditions de température et d’humidité en silo ne sont pas optimales, le risque de prolifération et d’accumulation des mycotoxines est plus élevé », mentionne-t-il. Il est aussi possible d’adopter certaines pratiques culturales directement au champ. Les résidus laissés après les récoltes créent un substrat propice à la vie et au développement des spores de moisissures. Les moisissures seront ainsi présentes en grand nombre lors de la plantation de la prochaine culture, exposant celle-ci à un risque accru d'infection et de production de mycotoxines. « Déblayer les résidus post-récolte peut aider à réduire la concentration de mycotoxines », explique-t-il. La rotation des cultures permet également de limiter leur prolifération. « Comme tout parasite, les moisissures sont généralement spécifiques à une espèce. Par exemple, celles du blé ne s’attaquent pas nécessairement à la pomme de terre ou au soja », mentionne-t-il. En alternant les cultures, les moisissures sont « désorientées », offrant un peu de répit aux agriculteurs.
Les effets grossiers des mycotoxines sont connus des scientifiques, ce qui a permis d’établir des seuils réglementaires pour protéger la population. Cette réglementation évolue aussi régulièrement en fonction des progrès réalisés en recherche. « Ce que nous découvrons maintenant, ce sont les effets pernicieux d’une exposition prolongée à de faibles doses de mycotoxines », explique le Dr Alassane-Kpembi, dont les recherches s’intéressent particulièrement à cet aspect. Les mycotoxines ont des répercussions très variées sur la santé, mais des effets sur le système immunitaire sont fréquemment observés, lors d’exposition à faibles doses. « L'exposition aux mycotoxines s’accompagne généralement d'une diminution des capacités de défense de l'organisme et d’une plus forte sensibilité aux phénomènes infectieux », précise-t-il. Ces effets sur l’immunité sont répertoriés tant chez l’animal que l’humain. Des animaux fragilisés sur le plan immunitaire affectent directement la rentabilité du secteur de production. D’autres répercussions sur la santé humaine sont aussi observées. « L’aflatoxine est le cancérigène du foie le plus puissant qui existe », souligne-t-il, ajoutant que d’autres mycotoxines ont un potentiel cancérigène, comme les fumonisines.
Les axes de recherche du Dr Alassane-Kpembi sont diversifiés, et s’intéressent aussi bien aux effets des mycotoxines sur l’immunité que sur la reproduction. Il étudie également une dimension particulièrement complexe : l’exposition simultanée à plusieurs mycotoxines. La réglementation actuelle repose sur l’étude de ces substances prises isolément. Or, en réalité, les animaux et les humains sont exposés à plusieurs mycotoxines à la fois. Il a dévoilé les résultats d'une étude dans une publication récente. Lors d’une surveillance menée sur 600 individus appartenant à la population de cinq pays européens, entre 4 et 34 mycotoxines ont été simultanément détectées dans des échantillons de sérum et d’urine, collectés pendant 24 heures. Ces résultats démontrent que l’exposition simultanée à plusieurs mycotoxines est la norme, et que l’étude de leurs effets individuels, qui a été privilégiée jusqu’à présent, ne reflète pas la réalité. Ces données soulèvent une question cruciale : quel niveau d’exposition peut être considéré comme sécuritaire, en présence d’une multitude de mycotoxines ?
Le Dr Alassane-Kpembi étudie les effets des mycotoxines sur le porc, une espèce présentant des similitudes avec l’homme d’un point de vue physiologique. Omnivore et monogastrique, tout comme l’humain, le porc consomme une grande quantité de céréales, des denrées souvent fortement contaminées par les mycotoxines. Ses découvertes pourront avoir des retombées positives tant pour la santé animale et l’industrie porcine, que pour la santé humaine. Les effets des mycotoxines sont étudiés de différentes façons : sur des cellules, des organes ou des animaux entiers. Cependant, toutes les mycotoxines ne sont pas nécessairement accessibles ou purifiées pour un usage en laboratoire. Il concentre donc ses travaux sur des mycotoxines classiques réglementées, comme la fumonisine, l’aflatoxine ou le déoxynivalénol, ou certaines mycotoxines émergentes comme la beauvericine et les enniatines, qu’il obtient auprès de compagnies spécialisées dans la production de métabolites de moisissures.
Une autre partie importante du travail de caractérisation vise à développer des applications pour mieux « gérer » la toxicité des mycotoxines. Le système digestif des ruminants pourrait notamment inspirer la création d’une de ces applications. Leur rumen est riche en microbes capables de dégrader et transformer les mycotoxines. Grâce à ce pouvoir de détoxification naturel, les ruminants sont ainsi mieux protégés des effets des mycotoxines que les monogastriques. Un axe de recherche consiste donc à isoler des micro-organismes pour développer des solutions permettant de neutraliser les mycotoxines. « Il est essentiel de caractériser les risques liés aux mycotoxines, car c’est sur cette base que nous pourrons gérer leur impact sur la santé », explique-t-il. Ce processus exige de produire un vaste volume de données scientifiques, particulièrement en ce qui concerne les mycotoxines émergentes. « Notre travail est sans fin ! », résume-t-il avec enthousiasme.
Pour approfondir le sujet Imourana Alassane-Kpembi, Alix Pierron, Isabelle P. Oswald, Inra Toxalim. « Mycotoxins : A threat to pig vaccination », Pig Progress, Mycotoxin Special, March 2018, 40-42. |