Développer un vaccin novateur pour combattre une bactérie responsable de causer des maladies graves chez le porc et l’humain dans le cadre d’un projet de recherche avec la Thaïlande. C’est la mission que s’est fixée Mariela Segura, professeure titulaire au département de pathologie et microbiologie à la Faculté de médecine vétérinaire de l’Université de Montréal, en collaboration avec ses collègues.
Le Streptococcus suis est une bactérie qui se loge dans les voies respiratoires et le système reproducteur du porc. Elle fait partie de la flore normale de l’animal. Un porc peut être porteur de la bactérie sans toutefois développer de signes cliniques.
Lors de la présence de souches virulentes, ce sont des facteurs prédisposant comme le stress, les conditions d’hygiène et les variations de température qui peuvent déclencher certaines maladies au sein des populations porcines. Quand le système immunitaire est affaibli, la bactérie peut plus aisément se diriger vers le système sanguin, provoquant des maladies comme l’arthrite, une méningite ou une septicémie (multiplication bactérienne dans tout l’organisme). Lorsqu’un porc est atteint de septicémie, il y a un déséquilibre de la fonction de ses organes, pouvant causer sa mort. En plus d’avoir un effet négatif sur le bien-être de l’animal, Streptococcus suis engendre des pertes économiques pour l’industrie porcine. La maladie causée par cette bactérie chez le porc est présente dans tous les pays où la production porcine est importante.
Un intérêt, plusieurs volets
Mme Segura s’est intéressée à cette bactérie pour plusieurs raisons. « Globalement, dans mon laboratoire, je m’intéresse à des bactéries dites encapsulées ». Ce sont des bactéries recouvertes d’une couche de sucre, qu’on appelle polysaccharides. Ces bactéries se cachent du système immunitaire, comme si elles avaient un camouflage. « Ce type de bactérie est redoutable et connu pour causer des maladies invasives graves, autant chez les animaux que chez l’homme », poursuit-elle.
Streptococcus suis fait partie de cette famille de bactéries. « Ça m’intéressait parce qu’il y a très peu d’information disponible ». L’autre attrait d’un point de vue scientifique est que cette bactérie impacte à la fois le côté animal et le côté humain (car bactérie zoonotique). Cela signifie que la bactérie peut se transmettre du porc à l’humain. Il y a donc un double intérêt : celui de la santé animale et de la santé publique.
Mme Segura précise qu’il n’existe aucun vaccin commercial efficace pour combattre Streptococcus suis. Et les producteurs ont très peu d’outils pour contrôler les infections causées par la bactérie. On administre des antibiotiques de façon préventive, particulièrement en Asie. On peut réduire l’incidence de 20 % à moins de 5 % en administrant des antibiotiques à la ferme. Mais il s’agit d’une pratique non recommandée, puisqu’elle augmente le développement de résistances aux antibiotiques. C’est une problématique mondiale. Et l’introduction graduelle, mais déjà en cours, des nouvelles réglementations visant à réduire l’utilisation d’antibiotiques à des fins préventives nécessite de trouver une autre solution. Avec cet ambitieux projet de vaccin, Mme Segura espère pouvoir prévenir la maladie, venir en aide aux animaux et diminuer la transmission de la bactérie porcine à l’humain.
La Thaïlande au cœur du projet de recherche
Le choix de la Thaïlande pour réaliser ce projet de recherche n’est pas fortuit. La zoonose causée par le Streptococcus suis dans les pays asiatiques est bien plus importante et présente un réel enjeu de santé publique. D’où l’intérêt de collaborer avec des collègues de la Chine, du Vietnam et de la Thaïlande. Il se trouve que Mme Segura avait déjà établi des liens avec la Chine et la Thaïlande. « Dans le passé, j’ai eu beaucoup de collaborations avec la Chine. Il y a eu une épidémie d’une souche très virulente transmise du porc à l’homme qui a causé un haut taux de mortalité. Cela m’a permis de bâtir des relations avec l’Asie et de prendre connaissance de cette réalité ».
L’impact de la transmission de la bactérie est plus significatif en Asie pour deux raisons principales :
- Dans certains pays d’Asie, où l’on retrouve des systèmes de production de basse-cour, il y a davantage de contacts entre les animaux et l’homme. Les animaux ou leurs carcasses sont manipulés avec des normes de biosécurité et d’hygiène moindres ou non comparables à celles des grandes productions porcines commerciales en Occident. Dans les petites fermes familiales, les producteurs vont parfois conserver les animaux malades pour leur consommation, tout simplement parce que leur situation financière est précaire. Ils vont manipuler les animaux malades plutôt que de les euthanasier et de les éliminer, selon les normes établies. Si cette manipulation est réalisée sans règle de biosécurité ou d’hygiène appropriée (par exemple, sans porter de gants), ces producteurs se retrouvent à risque de contracter l’infection et développer la maladie.
- Au Vietnam, en Thaïlande et dans d’autres pays d’Asie du Sud-Est, les coutumes peuvent avoir une incidence sur la transmission des cas. En effet, durant les festivités comme les mariages, la population consomme certains plats typiques préparés avec du sang de porc cru. Le sang n’ayant pas été cuit, il peut contenir la bactérie et se transmettre à l’humain. Plusieurs cas d’infections chez l’homme sont rapportés dans cette région du globe. De plus, comme il s’agit de nourriture, c’est toute la population qui est à risque. Il n’est donc pas question ici d’une maladie occupationnelle comme dans l’Occident. Il y a eu de nombreuses campagnes publicitaires afin de sensibiliser la population asiatique aux dangers liés à la consommation de porc cru. Or, il s’agit d’une habitude difficile à changer, puisqu’elle est très ancrée dans la culture.
L’objectif vise à unir les expertises dans le cadre du projet, afin de réaliser des essais en laboratoire et des études précliniques dans une ferme expérimentale. Dans ce type de ferme, l’équipe de scientifiques souhaite reproduire l’aspect commercial d’élevage des animaux et répliquer ce qu’on retrouve sur le terrain en Asie.
L’un des intérêts de mener ces travaux en Thaïlande réside dans le fait que les porcs asiatiques ont un bagage génétique différent de ceux élevés en Amérique du Nord. Certains croisements et certaines races de porcs sont propres à cette région. « Pour tester un vaccin qui est utile en Asie, c’est bien de le tester dans nos conditions, mais aussi dans leurs conditions, avec leurs animaux », précise Mme Segura.
Une approche innovante
Mme Segura et son équipe ont l'ambition de développer un vaccin à faible coût tout en adoptant une approche innovante, ce qui n’est pas une mince tâche. « C’est difficile parce que lorsqu’on essaie de faire quelque chose d’innovant, on se retrouve parfois avec un produit qui est trop cher pour le producteur. On applique l’approche innovante pour faire la preuve du concept afin de déterminer si une telle approche pourrait mener à la création d’un vaccin. » À l’étape de recherche fondamentale, de recherche expérimentale et de preuve de concept, on se soucie un peu moins du coût final du produit.
Après cette première étape, il y a toute une démarche appelée le plan de commercialisation. La viabilité du produit y est évaluée d’un point de vue commercial, en collaboration avec l’industrie pharmaceutique. L’équipe scientifique tente alors d’améliorer, d’optimiser, de raffiner l’approche pour faire diminuer les coûts de production du vaccin afin qu’il soit applicable sur le terrain.
L’approche préconisée pour le vaccin est déjà utilisée en médecine humaine. Elle s’inspire des vaccins produits par une méthode traditionnelle pour les humains et qui sont très efficaces. Cette méthode consiste à prendre « l’armure » de la bactérie pour produire un vaccin. Or, plutôt que d’utiliser l’armure produite par la bactérie elle-même, en réalisant des cultures bactériennes et en la purifiant par la suite, l’armure de la bactérie est synthétisée dans un tube par l’équipe de chercheurs. Pour ce procédé, ils utilisent des ingrédients individuels pour reconstruire l’armure dans un tube. C’est ce qu’on appelle la synthèse chimique. En prenant des ingrédients et en créant la « recette » dans un tube pour finalement reconstruire l’armure comme si c’était un gâteau, il en résulte un produit plus facile à fabriquer, tout en diminuant les coûts. À partir de cette première création d’armure artificielle, le vaccin est développé pour ultimement immuniser les animaux. « Ce procédé a l’air très simple en quelques mots, mais c’est quand même très complexe à réaliser et nécessite des investissements importants en recherche », précise Mme Segura.
À savoir si le vaccin développé pourra être utilisé en Amérique du Nord, Mme Segura explique : « Si l’on réfère à des variants, c’est un peu comme avec la COVID. Dans le cas du Streptococcus suis, les variants sont appelés sérotypes. Les sérotypes sont assez connus des scientifiques et l’épidémiologie est relativement stable dans la plupart des pays au monde. Certains sont plus présents, davantage associés à des cas cliniques. On s’est attaqué à l’armure d’un de ces variants, soit d’un sérotype qui est considéré comme important cliniquement depuis des années et qu’on retrouve dans plusieurs pays dans le monde. C’est aussi le variant le plus courant qui affecte l’homme ».
Cela pourrait représenter un obstacle si du coup, l’équipe s’intéressait à un autre sérotype où la synthèse (soit la « recette » pour cuisiner l’armure) était plus complexe à réaliser. La production d’un vaccin contre un autre sérotype pourrait alors nécessiter quelques années de plus.
Mme Segura collabore sur ce projet avec Todd Lowary de l’Université de l’Alberta, et Potjanee Srimanote du Thammasat University en Thaïlande. « Je fais partie d’un grand réseau de chercheurs qui travaillent sur tout ce qui touche aux sucres. On appelle ça la glycomique » explique-t-elle. Mme Segura a commencé à titre de membre du réseau pancanadien GlycoNet (Canadian Glycomics Network), fondé par M. Lowary. C’est lors d’un symposium annuel qu’elle a d’ailleurs rencontré M. Lowary. « On s’est mis à discuter, à partager des intérêts communs. Et on a commencé à travailler ensemble dans la synthèse de cette armure de sucre pour la bactérie ». Mme Segura a continué à s’investir dans le réseau GlycoNet. Elle est devenue membre du Comité de Gestion de la Recherche, puis membre du Conseil d'Administration, et finalement nommée au comité de direction à titre de directrice adjointe, santé animale et agriculture.
Mme Segura a connu Potjanee Srimanote, sa collègue de l’Université Thammasat en Thaïlande, il y a quelques années. Les deux scientifiques se sont croisées lors de différents congrès et symposiums sur le Streptococcus suis. « On a vu l’appel de projets pour une subvention du Centre de recherches pour le développement international (CRDI). » C’est à ce moment que l’équipe a été réunie pour bâtir le projet : Mariela Segura, Todd Lowary, Potjanee Srimanote et Marcelo Gottschalk, professeur titulaire du département de pathologie et microbiologie de la Faculté de médecine vétérinaire de l’Université de Montréal. M. Gottschalk agit comme expert du Streptococcus suis et médecin vétérinaire, pour aider au développement de toute la portion expérimentale avec les porcs.
Des défis non planifiés
Le projet de recherche s’est buté à deux embûches de taille. Il était prévu que l’équipe de l’Université de Montréal se rende en Thaïlande pour travailler au design expérimental à la ferme. Il devait aussi y avoir des rencontres d’équipe entre l’Alberta et Montréal une fois par année, en plus de deux rencontres à l’international et une visite de Mme Srimanote. Mais la pandémie de COVID, suivie par l’apparition de la peste porcine africaine en Thaïlande, ont contraint Mme Segura à reporter ses plans de voyage en Asie. « Après la pandémie, la peste porcine africaine a fait des ravages. Tous les animaux de la ferme porcine expérimentale ont dû être euthanasiés. »
La collaboration s’est poursuivie, mais en mode virtuel. Toute la portion de recherche en laboratoire avec les animaux a été maintenue durant la pandémie. L’équipe a pu continuer à bâtir le projet et sortir des résultats. « Pour le moment, tout ce qui est expérimental en Thaïlande est sur la glace, on ne peut rien faire tant que l’épidémie de peste porcine africaine n’est pas contrôlée ». Mme Segura espère pouvoir s’y rendre en juin pour poursuivre les études.
L’été prochain se tiendra d’ailleurs un workshop international sur le Streptococcus suis. « On se prépare à l’organisation de cet événement qui aura lieu à Bangkok en juin. On le fait en collaboration avec notre collègue, Potjanee Srimanote ». M. Gottschalk et Mme Segura sont les membres fondateurs de ce congrès prestigieux : « On en est à notre 5e édition. La première a été organisée conjointement avec la Chine, grâce à une subvention Canada-Chine des Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC). « C’était la première fois que tous les chercheurs de Streptococcus suis au monde étaient réunis en salle et ce fut une grande réussite », explique-t-elle.
Ils ont aussi organisé la 2e édition qui s’est tenue en Argentine. Le 3e événement s’est déroulé en Allemagne, piloté par des collègues allemands. M. Gottschalk et Mme Segura ont repris le flambeau de l’organisation de la 4e édition qui a eu lieu à Montréal en 2019. Le prochain workshop en Thaïlande a été rendu possible grâce à une subvention du CRDI, en collaboration avec Mme Srimanote et conjointement avec l’organisation du International Symposium on Emerging and Re-emerging Pig Diseases (ISERPD).
Un projet de longue haleine
Le projet de recherche sur le Streptococcus suis vient de franchir une étape clé. « On a déposé une demande de brevet pour la protection intellectuelle de la création. On est en phase d’application. La propriété intellectuelle étant protégée, nous allons pouvoir publier », précise-t-elle. L’équipe travaille maintenant à améliorer la technologie grâce à une subvention du GlycoNet, avec la collaboration d’un partenaire privé. Selon Mme Segura, un horizon de temps de 10 ans serait réaliste pour aboutir à la commercialisation du vaccin.
Ce prototype vaccinal est loin d’être final, mais il a déjà révélé son efficacité pour protéger les animaux contre la maladie lors des essais expérimentaux. La « recette » est donc la bonne. « On a réussi à démontrer une approche innovante en recherche expérimentale, soit de transférer une approche utilisée en médecine humaine pour application en médecine vétérinaire et prouver que c’était quelque chose de faisable. Pour moi, c’est la plus grande satisfaction », souligne-t-elle avec fierté.
Un projet de recherche qui se transpose à la Faculté Un projet de recherche comme celui-ci donne à Mme Segura différentes occasions de partager son savoir et son expertise à ses étudiants et ses étudiantes. Au premier cycle du doctorat en médecine vétérinaire, elle présente à ses élèves le fonctionnement du système immunitaire et la façon dont les bactéries interagissent avec celui-ci. « L’exemple des bactéries avec l’armure, c’est un bel exemple à donner aux étudiants. Parfois, il faut être vraiment créatif pour combattre des maladies comme celles-là, car ce sont des bactéries pathogènes très intelligentes ». Elle donne également un cours sur l’introduction à la recherche en médecine vétérinaire. Elle s’inspire de sa collaboration avec l’Asie pour démontrer aux étudiants et aux étudiantes les différentes perspectives de carrière en recherche, incluant des projets enrichissants à l’international. Aux cycles supérieurs, les étudiants et étudiantes à la maîtrise et au doctorat profitent directement de ces types de projets en participant activement à la recherche collaborative et à travers de stages à l’international. |